VII
La vertu de Mlle de Saint-André
Ce ne fut que sur la berge de la rivière que s’arrêta Condé, comme s’il eût pensé qu’il ne fallait pas moins que les cinq cents pas qu’il venait de mettre entre lui et Mlle de Saint-André pour lui assurer la possession tranquille du précieux mouchoir.
Puis aussi ce fut là seulement qu’il se souvint de l’amiral et de la promesse qu’il lui avait faite de l’attendre : il attendit donc un quart d’heure environ, pressant le mouchoir sur ses lèvres, le serrant contre sa poitrine, comme aurait pu faire un écolier de seize ans à son premier amour.
Maintenant, attendait-il l’amiral en réalité, ou restait-il là purement et simplement pour voir plus longtemps cette lumière qui avait la fatale influence de l’attirer, brillante phalène, jusqu’à ce qu’il s’y brûlât ?
Au reste, il était bel et bien enflammé, le pauvre prince, et ce mouchoir parfumé contribuait à l’incendier effroyablement.
Il était loin de se croire vaincu, l’orgueilleux champion d’amour, et si, cachée derrière les rideaux de sa fenêtre, la jeune fille eût vu, au clair de lune, une seconde larme, larme de bonheur, celle-là, briller au bord de la paupière du prince, elle eût compris sans doute que ce mouchoir, au lieu de sécher les pleurs, avait le privilège de les faire naître, et que les larmes de regret avaient été effacées par les larmes de bonheur.
Au bout de quelques minutes de ces transports d’amour et de ces baisers frénétiques, un des sens du prince, qui n’était point occupé, pour se venger sans doute de ce délaissement où le laissait son maître, fut réveillé en sursaut par un bruit inattendu. Ce sens, c’était celui de l’ouïe.
Le bruit partait évidemment des plis du mouchoir.
On eût dit la danse des feuilles mortes au premier souffle du vent d’automne ; ou bien une petite peuplade d’insectes rentrant en foule dans le creux de son arbre après la fête du jour ; ou bien encore les notes mélancoliques que font entendre les gouttes en tombant des fontaines au fond des bassins.
C’était enfin un petit froissement pareil à celui que rend sous la main une robe de soie.
D’où venait-il ?
Évidemment, ce charmant petit mouchoir de batiste ne pouvait rendre, de son propre mouvement et par sa seule volonté, un bruit aussi solide pour lui.
Le prince de Condé, étonné de ce bruit, déroula minutieusement le mouchoir, qui lui livra naïvement son secret.
Il venait d’un petit papier roulé qui, sans doute, se trouvait par mégarde dans les plis de ce mouchoir.
Ce billet, non seulement semblait être imprégné du même parfum que le mouchoir, mais peut-être même ce parfum charmant venait-il, non pas du mouchoir, mais du billet.
M. de Condé s’apprêtait à saisir entre le pouce et l’index le petit papier, avec autant de précaution qu’en met un enfant à prendre par les ailes un papillon posé sur une fleur ; mais, comme échappe le papillon à l’enfant, le billet, emporté par un coup de vent, échappa à M. de Condé.
M. de Condé le vit flotter dans la nuit comme un flocon de neige, et courut après lui avec une bien autre ardeur qu’un enfant court après son papillon.
Malheureusement, le papier était tombé au milieu des pierres taillées pour les constructions du palais, et, à peu près de la même couleur que ces pierres, il était difficile à distinguer au milieu des moellons.
Le prince se mit à chercher avec acharnement.
Ne s’était-il pas mis peu à peu dans l’esprit – les amoureux sont, en vérité, d’étranges gens ! – que Mlle de Saint-André l’avait vu sous ses fenêtres, qu’elle avait écrit d’avance ce petit billet pour le lui donner, l’occasion se présentant, et que, l’occasion s’étantprésentée, elle le lui avait donné !
Ce petit billet lui donnait probablement l’explication de sa conduite : ce don du mouchoir n’avait été qu’une manière de mettre le billet à la poste.
C’était avoir du guignon, on en conviendra, que de perdre un pareil billet.
Mais le billet ne serait pas perdu, M. de Condé en jurait Dieu, dût-il attendre jusqu’au lendemain matin. En attendant, il cherchait, mais inutilement.
Il eut bien l’idée un instant de courir jusqu’au corps de garde du Louvre, d’y emprunter une lumière et de revenir chercher son billet.
Oui ; mais, si, pendant ce temps-là, arrivait par mauvaise chance un coup de vent, qui disait au prince qu’il retrouverait le billet où il le laissait ?
Le prince en était là de ses cruelles perplexités, lorsqu’il vit venir à lui une ronde de nuit, précédée d’un sergent tenant une lanterne à la main.
C’était tout ce qu’il pouvait désirer de mieux pour le moment.
Il appela le sergent, se fit reconnaître, et, pour un instant, lui emprunta sa lanterne.
Après dix minutes de recherches, il poussa un cri de joie : il venait d’apercevoir le bienheureux papier !
Cette fois, le papier ne tenta pas même de fuir, et, avec une indicible joie, le prince mit la main dessus.
Mais, en même temps qu’il mettait la main sur le papier, il sentit une main qui se posait sur son épaule, et une voix bien connue lui demanda avec le timbre de l’étonnement :
– Mais que diable faites-vous donc là, mon cher prince ? Chercheriez-vous un homme, par hasard ?
Le prince reconnut la voix de l’amiral.
Il rendit vivement la lanterne au sergent, et donna aux soldats les deux ou trois pièces d’or qu’il avait sur lui et qui faisaient probablement, pour l’heure, toute la fortune du pauvre cadet de famille.
– Ah ! dit-il, je cherche quelque chose de bien autrement important pour un amoureux qu’un homme ne l’est pour un philosophe : je cherche une lettre de femme.
– Et l’avez-vous trouvée ?
– Par bonheur ! car, si je ne m’étais pas obstiné, il y avait probablement demain une honnête dame de la Cour affreusement compromise.
– Ah ! diable ! voilà qui est d’un cavalier discret. Et ce billet ?...
– N’a d’importance que pour moi, mon cher amiral, dit le jeune prince en l’assujettissant avec la main dans la poche de côté de son pourpoint. Dites-moi donc, pendant que je vais vous reconduire rue Béthisy, ce qui s’est passé entre le maréchal de Saint-André et le roi.
– Par ma foi ! quelque chose de fort étrange : une lettre de remontrances relative au supplice du conseiller Anne Dubourg annoncé pour le 22.
– Ah çà ! mon cher amiral, dit en riant le prince de Condé, cela m’a tout l’air de venir de quelque enragé qui aura mangé de la vache à Colas.
– J’en ai, par ma foi, peur, dit Coligny ; je doute que cela arrange les affaires du pauvre conseiller. Comment demander sa grâce, à présent ? Le roi aura toujours à répondre : « Non ; car, si le conseiller ne mourrait pas, on croirait que j’ai peur. »
– Eh bien ! dit Condé, réfléchissez à cette grave question, mon cher amiral, et je ne doute pas que, grâce à votre sagesse, vous ne trouviez quelque moyen d’arranger cette affaire.
Et, comme on était arrivé à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, et que, pour regagner son hôtel, le prince était obligé de traverser la Seine par le pont aux Meuniers, qu’une heure du matin était criée à dix pas de lui par les veilleurs de nuit, tout lui fut un prétexte, localité, distance à parcourir, heure avancée de la nuit, pour quitter l’amiral et regagner son hôtel.
De son côté, l’amiral était trop préoccupé pour le retenir.
Il en résulta que rien ne s’opposa au départ de M. de Condé, qui, une fois hors de vue du seigneur de Châtillon, prit ses jambes à son cou, serrant toujours, de peur qu’il ne se perdît de nouveau, le précieux billet, dans la poche de son pourpoint. Mais, cette fois, il n’y avait pas de danger !
Rentrer chez lui, monter les quinze ou dix-huit marches qui conduisaient à son appartement, faire allumer des cires par son valet de chambre, le renvoyer en lui disant qu’il n’avait plus besoin de ses services, fermer la porte, se rapprocher des bougies et tirer le papier de sa poche, tout cela fut l’affaire de dix minutes à peine.
Seulement, au moment de dérouler et de lire ce charmant message d’amour, un billet si parfumé ne pouvait être autre chose, un nuage lui passa sur les yeux et le cœur lui battit tellement, qu’il fut obligé de s’appuyer à la cheminée.
Enfin, le prince se calma. Ses yeux s’éclaircirent et purent s’arrêter sur le billet et lire les lignes suivantes auxquelles, dans la douce illusion qu’il s’était faite, il était bien loin de s’attendre.
Et vous, chers lecteurs, vous attendez-vous au contenu de cette lettre enveloppée par mégarde dans le mouchoir que Mlle de Saint-André a jeté à son adorateur désespéré ?
Vous qui connaissez le cœur humain, avez-vous bonne opinion de cette jeune fille qui n’a d’amour ni pour ce joli page, ni pour ce beau prince, et qui donne des rendez-vous à l’un pour lui demander une ligne à pêcher, et qui jette son mouchoir à l’autre pour lui aider à essuyer les larmes qu’elle fait couler, tout cela au moment où elle va en épouser un troisième ?
La nature produit-elle réellement de ces cœurs de pierre que la lame la mieux trempée ne saurait entamer ? Vous doutez ?
Voyez le contenu de la lettre, et vous ne douterez plus :
« Ne manquez pas, mon cher amour, de vous rendre demain, à une heure après minuit, dans la chambre des Métamorphoses : la chambre qui nous a réunis la nuit d’hier est trop près de l’appartement des deux reines ; notre confidente aura soin de tenir la porte ouverte ! »
Pas de signature ; écriture inconnue.
– On ! la perverse créature ! s’écria le prince en frappant la table du poing et en laissant tomber la lettre à terre.
Et, après cette première explosion, sortie du plus profond de son cœur, le prince resta un instant atterré.
Mais bientôt la parole et le mouvement lui revinrent, et, se promenant à grands pas dans sa chambre, il s’écria en se promenant :
– Ainsi, l’amiral avait raison !
Il aperçut alors la lettre, qu’il avait laissée tomber sur un fauteuil.
– Ainsi, continua-t-il en s’exaltant de plus en plus, ainsi j’ai été le jouet d’une coquette insigne, et celle qui m’a joué est une enfant de quinze ans ! Moi, le prince de Condé, c’est-à-dire l’homme qui passe à la Cour pour connaître le mieux le cœur des femmes, moi, j’ai été dupe des fourberies d’une petite fille ! Sang du Christ ! j’ai honte de moi-même ! J’ai été bafoué comme un écolier, et j’ai passé trois mois de ma vie, trois mois de la vie d’un homme intelligent, sacrifices perdus, jetés au vent sans but, sans raison, sans utilité, sans gloire, j’ai passé trois mois à aimer fiévreusement une drôlesse ! Moi ! moi !
Il se leva furieux.
– Ah ! oui ; mais, maintenant que je la connais, continua-t-il, à nous deux ! Nous allons jouer au plus fin. Vous savez mon jeu, belle demoiselle ; maintenant, à mon tour, je connais, le vôtre. Ah ! je saurai le nom, je vous en réponds, moi, de cet homme qui n’a pu goûter un plaisir tranquille.
Le prince froissa la lettre, la fourra dans l’intervalle existant entre le creux de sa main et son gant, reprit son épée, remit son chapeau et s’apprêtait à sortir, quand une pensée l’arrêta tout à coup.
Il s’accouda le long de la muraille, plongea son front dans sa main et réfléchit profondément ; puis après un moment de réflexion, il reprit son chapeau sur sa tête, le jeta à la volée par la chambre, revint s’asseoir à la table, et, pour la seconde fois, relut cette lettre qui venait d’opérer dans son esprit un si effroyable changement.
– Engeance endiablée ! dit-il quand la lecture fut finie ; femelle hypocrite et menteuse ! tu me repoussais d’une main et tu m’attirais de l’autre ; tu employais contre moi, honnête homme jusqu’à la niaiserie, toutes les ressources de ton infernale duplicité, et je ne voyais rien, je ne comprenais rien ; j’avais la sottise de croire à la loyauté, moi loyal, et de m’incliner, moi vertueux, devant la fausse vertu ! Ah ! oui, je pleurais ; oui, je pleurais de dépit ; oui, je pleurais de bonheur ! Coulez, coulez maintenant, mes larmes ! larmes de honte et de rage ! Coulez et effacez les taches dont cet amour immonde m’a couvert ! Coulez et entraînez, comme fait un torrent des feuilles mortes, les dernières illusions de ma jeunesse, les dernières croyances de mon âme !...
Et, en effet, cet esprit vigoureux, ce cœur de lion, éclata en sanglots comme un enfant.
Puis, ses sanglots épuisés, une troisième fois il relut la lettre, mais sans amertume cette fois.
Les larmes n’avaient point entraîné les illusions de jeunesse, les croyances de l’âme qui perdent seulement ceux qui ne les ont jamais eues, mais, tout au contraire, la colère et le fiel. Il est vrai qu’elles y laissent le dédain et le mépris.
– Toutefois, dit-il après un instant, je me suis juré à moi-même que je saurais le nom de cet homme : je le saurai ; il ne sera pas dit qu’un homme avec lequel elle aura ri de ma ridicule passion m’aura raillé et vivra !... Mais cet homme, reprit le prince, qui peut-il être ?
Et il relut la lettre.
– Je connais l’écriture de presque tous les gentilshommes de la Cour, depuis celle du roi jusqu’à celle de M. de Mouchy, et je ne connais pas cette écriture ; en l’étudiant, on croirait reconnaître une écriture de femme : écriture contrefaite. « À une heure après minuit, demain, salle des Métamorphoses. » Attendons à demain ; c’est Dandelot qui est de semaine au Louvre : Dandelot me prêtera la main, et, au besoin, monsieur l’amiral.
Et, cette résolution prise, le prince fit encore trois ou quatre fois le tour de la chambre et finit par venir se jeter tout habillé sur son lit.
Mais les émotions de toute nature qu’il venait d’éprouver lui avaient donné une fièvre qui ne lui permit pas de fermer l’œil un instant.
Jamais il n’avait passé pareille nuit la veille d’une bataille, si meurtrière qu’elle dût être.
Heureusement qu’elle était déjà fort avancée ; les veilleurs de nuit criaient trois heures lorsque le prince se jeta sur son lit.
Au point du jour, le prince se leva et sortit : il allait chez l’amiral.
M. de Coligny était matinal, et le prince le trouva déjà debout.
En apercevant M. de Condé, l’amiral fut effrayé de sa pâleur et de son agitation.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il, qu’avez-vous, mon cher prince ? et que vous est-il arrivé ?
– Il y a, lui dit le prince, que vous m’avez trouvé hier cherchant une lettre, n’est-ce pas, parmi les pierres du Louvre ?
– Oui, et même vous avez eu le bonheur de la trouver.
– Le bonheur ! je crois, en effet, que c’est le mot que j’ai dit.
– Cette lettre n’était-elle pas d’une femme ?
– Oui.
– Et cette femme ?
– Comme vous l’avez dit, mon cousin, c’est un monstre d’hypocrisie.
– Ah ! ah ! Mllede Saint-André ; il paraît que c’est d’elle qu’il est question.
– Tenez, lisez ; voici la lettre que j’avais perdue, et que le vent venait de prendre à un mouchoir qu’elle m’avait donné.
L’amiral lut.
Au moment où il achevait la lettre, Dandelot entra, venant du Louvre, où il avait passé la nuit. Dandelot était de l’âge du prince et fort lié avec lui.
– Ah ! mon bon Dandelot, s’écria Condé, je venais chez monsieur l’amiral, surtout dans l’espérance de vous y rencontrer.
– Eh bien ! me voici, mon prince.
– J’ai un service à vous demander.
– À vos ordres.
– Voici de quoi il s’agit : pour une raison qu’il ne m’est pas permis de vous révéler, j’ai besoin d’entrer ce soir, vers minuit, dans la chambre des Métamorphoses ; avez-vous un motif quelconque de m’en fermer le passage ?
– Oui ; monseigneur, et à mon grand regret.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que Sa Majesté a reçu cette nuit une lettre de menaces, par laquelle un homme déclare avoir des moyens de pénétrer jusqu’au roi, et le roi a donné les ordres les plus sévères pour interdire, à partir de dix heures du soir, l’entrée du Louvre à tous les gentilshommes qui ne sont pas de service.
– Mais, mon cher Dandelot, dit le prince, cette mesure ne peut me concerner ; j’ai eu, jusqu’à présent, mes entrées au Louvre à toute heure, et, à moins que ce ne soit personnellement contre moi que la mesure ait été prise...
– Il va sans dire, monseigneur, que cette mesure ne saurait être prise contre vous personnellement ; mais, comme elle est prise contre tout le monde, vous vous trouvez compris dans la généralité.
– Eh bien ! Dandelot, il faut faire une exception en ma faveur, pour des motifs que connaît monsieur l’amiral, motifs entièrement étrangers à ce qui se passe : pour une raison toute personnelle, j’ai besoin d’entrer ce soir, à minuit, dans la salle des Métamorphoses, et il est urgent, en outre, que ma visite soit secrète pour tout le monde, même pour Sa Majesté.
Dandelot hésitait, plein de honte de refuser quelque chose au prince.
Il se retourna vers l’amiral pour l’interroger des yeux sur ce qu’il devait faire.
L’amiral fit un signe de tête équivalent à ces quatre mots : « Je réponds de lui. »
Dandelot en prit son parti assez galamment.
– Alors, monseigneur, dit-il, avouez-moi que l’amour entre pour quelque chose dans votre expédition, afin que, si je suis réprimandé, je le sois, du moins, pour une cause que puisse avouer un gentilhomme.
– Oh ! sous ce rapport, je ne veux rien vous cacher, Dandelot : sur l’honneur, l’amour est l’unique raison qui me fait vous demander ce service.
– Eh bien, monseigneur, dit Dandelot, c’est chose convenue, et, à minuit, je vous introduirai dans la salle des Métamorphoses.
– Merci, Dandelot ! dit le prince en lui tendant la main ; et si jamais vous avez besoin, pour une affaire de cette sorte ou pour toute autre, ne chercher pas, je vous prie, d’autre second que moi.
Et, ayant, l’une après l’autre, pressé les mains des deux frères, Henri de Condé descendit rapidement l’escalier de l’hôtel de Coligny.